Adolescente, le premier classique russe que j'ai lu de mon propre chef, c'est Tolstoï, Anna Karénine. Je l'ai trouvé gentillet, mais je n'ai pas vraiment accroché. J'ai
mis quinze jours à le lire, c'est tout dire. Mais quel choc lorsque j'ai découvert Dostoïevski... Là, je finissais les romans en deux jours. Comme ma tante bigote qui relit la
Bible entièrement au moins une fois par an, je ne passe pas une année sans relire Les Démons ou L'Idiot, mes romans préférés. En 2011, on commémore les 190 ans
de la naissance de Dostoïevski et les 130 ans de sa mort. Une occasion de parler de lui, puisque je ne l'ai pas encore fait sur ce blog. Et comme je vais souvent en Allemagne ces
dernières années, j'ai choisi de parler des séjours de Dostoïevski à Baden-Baden, des périodes particulièrement tristes et pénibles.
Monument à Dostoïevski à Baden-Baden.
Sculpteur Léonid Baranov, 2004. Dostoïevski a mis en gage ses chaussures pour jouer à la roulette?
Premier voyage: 1862
Depuis son jeune âge, Dostoïevski rêvait d'un voyage à travers l'Europe. Il n'a pu réaliser son rêve que durant l'été 1862,
après dix années de bagne et d'exil. Un voyage rapide, un peu plus de deux mois seulement, mais la passion du jeu l'entraîne déjà dans une des célèbres villes d'eaux d'Allemagne:
Baden-Baden, Hombourg ou, plus vraisemblablement, Wiesbaden.
Ces villes vont entrer pour une bonne dizaine d'années dans la biographie de l'écrivain comme des lieux d'émotions extrêmes. Dostoïevski a même comparé un jour l'enfer de la maison de jeu au
bagne de la Maison des morts.
"Le pire est que ma nature est vile et trop passionnée. Partout et en tout je vais jusqu'aux extrêmes. Toute ma vie, j'ai dépassé les limites."
Fédor Dostoïevski (1821, Moscou - 1881,
Saint-Pétersbourg)
1863
Alors que son épouse Maria, phtisique, est au plus mal, Dostoïevski part deux mois en Europe pour rejoindre sa jeune maîtresse,
Apollinaria Souslova (la future Pauline du Joueur). Les retrouvailles à Paris sont pénibles et mouvementées. En quittant Paris, Dostoïevski passe quatre jours à
Baden-Baden avec son rêve incorrigible de gagner une grosse somme à la roulette. Il perd et doit faire venir de l'argent de Russie pour poursuivre son voyage. Il joue ensuite à
Genève. Pour aller jusqu'à Turin, il met en gage sa montre, et Souslova une bague. Après l'Italie, Dostoïevski et Souslova arrivent à Berlin. Au bout de deux jours, Dostoïevski est pris d'une
envie irrésistible de jouer à la roulette, et il part pour la ville d'eaux de Hombourg. Ce voyage avec Souslova a probablement servi de matière pour un de ses meilleurs romans, Le
Joueur (1866), qui avait d'abord un autre titre: ROULETTENBOURG (c'est sur les
instances de son éditeur qu'il changera le titre).
1865
Dostoïevski part en Europe pour fuir ses créanciers et une situation inextricable. Après avoir perdu au jeu, il écrit à
Tourguéniev pour lui demander de lui envoyer cent thalers pour une durée de trois semaines. Tourguéniev lui envoie
immédiatement une partie de la somme demandée, cinquante thalers, avec une lettre amicale. Dostoïevski était mortifié par cette histoire de prêt (il mettra dix ans à rembourser Tourguéniev).
Anna Grigorievna Dostoïevskaïa, née Snitkina (1846-1918), la seconde épouse de Dostoïevski, qu'il a rencontré en lui dictant Le Joueur en 1866. A l'âge de 20 ans, elle a
décidé de consacrer sa vie à Dostoïevski, ce qu'elle a fait avec patience, tendresse et énergie. "Beaucoup d'écrivains russes se sentiraient mieux s'ils avaient une femme comme celle de
Dostoïevski" dira Tolstoï.
1867
"S'il pouvait seulement s'ôter de l'esprit ce malheureux espoir de gagner !"
Anna Grigorievna
Dostoïevskaïa, Journal, mai 1867
La
maison où a vécu Dostoïevski en 1867 abrite aujourd'hui une agence immobilière.
Dostoïevski et sa jeune épouse fuient Pétersbourg et les créanciers en avril 1867. Ce voyage en Europe est marqué par l'étape de cinq semaines à Baden-Baden. A la fin, le séjour
à Baden-Baden, cette "maudite ville", cet "enfer", s'est transformé en véritable drame. C'est le premier endroit où Anna Grigorievna assiste à ce drame
quotidien, épuisant et désespéré. Chaque soir, en sténo, elle inscrit ses impressions. Les Dostoïevski s'arrêtent dans le
grand hôtel "Au Chevalier d'or", mais les pertes au jeu subies dès le premier jour les contraignent bientôt à déménager dans un quartier éloigné et à louer deux petites chambres au-dessus d'une
forge, d'où parviennent toute la journée des coups de marteau étourdissants. Anna Grigorievna, qui par ailleurs supporte un début de grossesse, se soumet à son sort:
"Je ne prête pas attention au bruit qui vient de la forge, et je m'y suis déjà habituée; mais Fédia, lui, le remarque, il ne dort pas assez, devient nerveux..."
Un cas caractéristique du système de jeu de Dostoïevski et de toute la vie à Baden... Au matin du 16 juillet, les Dostoïevski
ont mis de côté 166 pièces d'or. Le jeu dure toute la journée avec de fréquents emprunts aux ressources familiales et le soir, il reste 66 pièces. Le surlendemain, la somme est totalement perdue. Alors, il demande à sa femme de lui confier ses bijoux pour les mettre en gage.
"Je pris mes boucles d'oreille et ma broche et je les regardai longtemps, longtemps. Il me semblait que je les voyais pour la dernière fois. (Et il en fut ainsi). J'avais terriblement mal, j'aimais tant ces choses qui m'avaient été offertes par Fédia..."
Quelques heures passent. Dostoïevski revient. Il a tout perdu, même l'argent des boucles d'oreille. Il assure que c'est la
dernière fois, se met à pleurer. Mais le lendemain, tout recommence et il engage son alliance...
C'est à Baden-Baden, durant cet été 1867, que se déroule un événement important dans la vie et l'oeuvre de Dostoïevski: son
explication avec Tourguéniev (ci-contre en 1867 à Baden-Baden). Revenant un soir du casino avec sa femme, Dostoïevski rencontre l'écrivain Ivan Gontcharov, qui
vient d'arriver aux eaux. Gontcharov leur apprend l'arrivée de Tourguéniev qui à cette époque vit de façon permanente à Baden-Baden (il s'est fait construire une maison à côté de la villa de
Pauline Viardot). Dostoïevski décide de se rendre dès le lendemain chez lui pour discuter et lui rendre
la dette contractée deux ans plus tôt. Au début de 1867, Tourguéniev a achevé son roman Fumée,
dont l'action se déroule à Baden-Baden, une oeuvre qui provoque une tempête d'indignation. Dostoïevski, dont les relations avec Tourguéniev n'étaient déjà pas simples, ne peut pas admettre
l'occidentalisme extrême de l'auteur qu'il accuse d'avoir renié son pays natal. C'est l'éternelle question de la Russie
et de l'Europe et il y a un fossé entre les deux hommes. On ne sait pas précisément comment s'est déroulée l'entrevue. Dans une lettre, Dostoïevski décrit la scène: Tourguéniev
vilipende la Russie et tout ce qui est russe. "Si la Russie disparaissait de la surface du globe, il n'y aurait aucune perte ni aucun remous dans l'humanité" aurait-il affirmé. Dostoïevski lui conseille ironiquement de s'acheter un télescope pour mieux voir ce qui se passe dans sa patrie lointaine. Dostoïevski,
impétueux et ardent comme toujours, déverse tout ce qui s'est accumulé dans son coeur contre les chers Allemands de Tourguéniev. Bref, l'entrevue est orageuse. Les deux écrivains se rencontrent
encore à la roulette, mais ne se saluent même pas. Dostoïevski caricaturera Tourguéniev dans Les Démons. Il faudra attendre quelques années pour un léger rapprochement.
La plaque sur la maison habitée par Dostoïevski. Pour
ceux qui comprennent l'allemand, cliquez sur la photo pour l'agrandir.
* Les séries télévisées consacrées à une oeuvre ou un auteur sont à la mode en Russie. Une série sur
Dostoïevski devrait être diffusée cette année. Des scènes ont
été tournées à Baden-Baden. L'acteur qui joue Dostoïevski, Evguéni Mironov, très connu en Russie, a déjà
été le prince Mychkine de L'Idiot pour la télé :)
* Il l'avait souvent promis à sa jeune épouse et il a finalement tenu parole: Dostoïevski a réussi à sortir de l'engrenage infernal du jeu. Le cauchemar qui a duré près de 10 ans s'est
terminé en 1871. Par la suite, lors de ses voyages à l'étranger, il ne songea pas une seule fois à se
rendre dans une maison de jeu.
* Le séjour de 1867 et les Carnets d'Anna Grigorievna ont servi de base au très beau roman de Léonid Tsypkine, Un Eté à Baden.
Principales sources:
Pascal P., Dostoïevski, l'homme et l'oeuvre, L'Age d'Homme, 1970.
Grossman L., Dostoïevski, trad. du russe, Editions du Progrès, Moscou, 1970.
Troyat H., Dostoïevski, Fayard, 1990.
Arban D., Dostoïevski, Seuil, 1995.
Dostoïevskaïa A.G., Carnets, trad. du russe, Editions "Radouga", Moscou, 1986.