1ère partie - Le comte et la comtesse de Chauveau à Keriolet
Cela faisait longtemps que je voulais visiter cet endroit et c'est chose faite, enfin ! Le manoir de Keriolet, sur les hauteurs de Concarneau, et les Youssoupov, c'est avant tout le procès
intenté dans les années 1940 et 1950 par Félix Youssoupov contre le département du
Finistère. Le prince en exil a réussi à récupérer l'héritage de son arrière-grand-mère avant de vendre et démanteler tout ce qui pouvait l'être et de finalement vendre le manoir
lui-même.
Aujourd'hui propriété
privée, le manoir est ouvert au public et des travaux de restauration sont en cours. Les photos datent de septembre 2011.
La façade sud, la plus foisonnante, donne sur le jardin et le parc. En breton
ancien, Keriolet se traduit approximativement par "maison du soleil" ou "maison de la lumière".
Les origines de Keriolet sont attestées à partir du XVe siècle. Le manoir a
souvent changé de propriétaires. En 1862, il passe aux mains de Louis-Charles-Honoré de Chauveau, comte de Chauveau et
marquis de Serres, membre du Conseil général du Finistère pour le canton de Concarneau. Et c'est à ce moment que la famille Youssoupov apparaît dans l'histoire avec l'épouse du comte de Chauveau,
Zénaïde.
Zénaïde Ivanovna Narychkine (1809, Moscou - 1893, Boulogne-sur-Seine),
princesse Youssoupov par son mariage avec Boris Nikolaïévitch Youssoupov, puis comtesse de Chauveau en secondes noces. Portrait par Christina Robertson, années 1840.
En 1855, veuve, Zénaïde Youssoupov quitte la Russie et s'installe en France, dans un splendide hôtel particulier à Boulogne, près de Paris. C'est lors d'un bal donné au palais de l'Elysée par la
princesse Mathilde Bonaparte qu'elle aurait fait la connaissance d'un jeune officier, Charles Chauveau. Zénaïde décide de l'épouser malgré une grande différence d'âge. Charles est d'origine
roturière et Zénaïde lui fait attribuer les titres de comte de Chauveau et de marquis de Serres. La cérémonie nuptiale a lieu en Russie, à Saint-Pétersbourg, dans la chapelle du
palais Youssoupov de l'avenue Liteïny, en
1861.
"J'ai eu, dans mon enfance, la chance assez rare de connaître une de mes arrière-grand-mères, Zénaïde
Ivanovna, princesse Youssoupoff, devenue par son second mariage comtesse de Chauveau. Je n'avais que dix ans lorsqu'elle mourut, mais son souvenir n'en est pas moins resté gravé très nettement
dans ma mémoire.
Sa merveilleuse beauté avait fait l'admiration de tous ses contemporains. Elle avait mené une vie fort gaie et
connu de nombreuses aventures. [...]
Quand son fils se maria, elle abandonna au jeune ménage la maison de la Moïka, à Saint-Pétersbourg, pour s'installer chez elle, rue Liteinaïa, dans une maison qu'elle avait
fait construire sur le modèle de celle de la Moïka.
Longtemps après sa mort, comme je classais ses papiers, je trouvai, parmi toute une correspondance signée des plus grands noms de l'époque, des lettres de l'empereur Nicolas Ier, qui
ne laissaient aucun doute sur le caractère de leur intimité. [...]
Deux ou trois ans plus tard, s'étant querellée avec l'Empereur, elle partit pour l'étranger. Elle s'installa à Paris, dans un hôtel qu'elle avait acheté au Parc des Princes.
Tout le Paris du Second Empire défila chez elle. Napoléon III ne fut pas insensible à ses charmes et lui fit quelques avances qui restèrent sans écho. A un bal des Tuileries on lui présenta un
jeune officier français, de bonne mine mais de petite fortune, nommé Chauveau. Ce bel officier lui plut et elle le nantit d'un titre de comte, tandis qu'elle-même se faisait octroyer celui de
marquise de Serre. [...]
Chaque année, nous rendions visite à mon arrière-grand-mère, à Paris. Elle vivait seule avec une dame de compagnie dans son hôtel du Parc des Princes. Nous logions dans un
pavillon relié à l'hôtel par un souterrain, et n'allions chez elle que le soir. Je la revois, trônant dans un grand fauteuil dont le dossier était orné de trois couronnes: l'une de prince,
l'autre de marquis, la troisième de comte. Malgré son âge avancé, elle était encore belle, et elle avait conservé toute la majesté de son allure et la noblesse de son maintien. Toujours fardée et
parfumée avec soin, elle portait une perruque rousse et se parait d'un nombre imposant de colliers de perles.
Elle se révélait, dans certains détails, d'une singulière avarice. C'est ainsi qu'elle nous offrait des chocolats moisis qu'elle conservait dans une bonbonnière en cristal de roche incrustée de pierreries. J'étais seul à y faire honneur et je crois bien que de là venait la
préférence qu'elle me marquait. En me voyant accepter ce que tous les autres refusaient, Bonne Maman me caressait avec affection en disant: "Cet enfant me plaît."
Elle mourut centenaire, à Paris, en 1897, laissant à ma mère tous ses bijoux, à mon frère l'hôtel du Parc des Princes et à moi-même ses maisons de Saint-Pétersbourg et de
Moscou."
Prince Félix Youssoupoff, Mémoires, Editions du Rocher, pp.
29-30
Zénaïde fait venir tapissiers et décorateurs de Paris, et
commence à installer à Keriolet une partie de ses collections. Très vite, le manoir apparaît trop petit. Zénaïde et Charles décident de l'agrandir en faisant appel à l'architecte le plus renommé
des environs, Joseph Bigot. Ce dernier décrit ainsi Keriolet avant les travaux: "dans le temps, une simple maison s'élevait à cet endroit. Elle était habitée par des cultivateurs. Ce
bâtiment pouvait à peine être classé au nombre des plus humbles manoirs. Il avait un rez-de-chaussée peu élevé mais double. Du côté du midi montait un premier étage couvert d'un grenier mansardé.
Vers le nord, le toit se prolongeait en appentis. Le dimanche et jours de fêtes, les marins venaient se reposer avec leur famille à l'ombre des grands arbres que l'on voyait comme aujourd'hui
dans ce lieu..."
La tour de l'Ange, ainsi
nommée du fait de la présence à son sommet de la statue de l'ange Gabriel soufflant dans la corne pour annoncer le Jugement Dernier. Cette tour donnait accès au logement des
Invités.
En 1863, l'architecte Bigot propose aux châtelains deux projets de style élisabéthain qui sont rejetés en faveur d'un style
néogothique plus proche de la renaissance bretonne car, selon Zénaïde: "puisque je suis en Bretagne, dans le pays de la bonne duchesse Anne, construisons des édifices de style breton. Je
renonce à ma première idée..." La princesse met cependant une condition: elle veut pouvoir venir à Keriolet et y vivre sans être dérangée par les travaux et sans qu'aucun ouvrier n'entre
dans la maison: "puisque je suis logée dans cette maison, j'y reste. Je suis venue loin du monde pour respirer l'air pur et goûter le calme que l'on trouve dans le bon pays de Bretagne.
Je ne voudrais pas que mon modeste logis fût envahi maintenant par les ouvriers. Trouvez un moyen d'en changer l'aspect extérieur sans qu'un ouvrier y pénètre pour démolir et je vous laisse libre
d'agir..."
Le montant total des travaux, financés par Zénaïde, s'élève à un million et demi de francs de l'époque.
Les couronnes de
comte de Chauveau et de marquis de Serres rappellent les titres de Charles et une devise liée à ces titres, devenue aujourd'hui celle du château "Toujours et quand
même"
Le cavalier est Louis XII, roi de France et époux
d'Anne de Bretagne. Au-dessus, sur le pignon de la salle des Gardes, tourné vers l'est, vers le pays natal de la princesse Zénaïde, un ours rappelle ses origines.
La salle des Gardes, la plus
somptueuse de toutes, a été construite dans les années 1880. Elle servait occasionnellement de salle de bal. Haute de 7 mètres, elle est ornée d'un magnifique plafond à caissons de chêne.
La grande
cheminée est en pierre de Kersanton. Au-dessus du foyer, sur des phylactères, la devise du comte de Chauveau "Tout est honneur et loyauté, tout est lumière et vérité". Un chevalier cuirassé
représente Charles. Au-dessus de lui, sur le manteau de la cheminée, l'arbre généalogique blasonné des Chauveau côtoie quatre saynètes en tuffeau rappelant les exploits des plus valeureux
"ancêtres" de Charles.
Toujours sur le thème de
la "noble famille de Chauveau" ou comment refaire l'histoire, les quatre vitraux du mur nord représentent aussi des ancêtres dont les origines remontent aux croisades et qui se sont illustrés en
Bretagne jusqu'à l'extinction de la lignée à la fin du Moyen Age. Mais Charles est né roturier. En achetant le titre, il reprend à son compte non seulement le nom mais aussi les exploits de ces
Chauveau !
Un article sur la salle des Gardes tiré du livre de Jacques Ferrand sur les Youssoupov.
Cliquer sur l'article pour l'agrandir
Au temps du comte, l'entrée principale se faisait par ce donjon dans la cour intérieure. On accède aux
étages par une porte en chêne. La première chambre du donjon abritait le bureau du comte, et la seconde sa bibliothèque.
La tour de garde dite "tour de
guet" date de 1879. Elle abritait l'un des gardiens et sa famille. C'est l'entrée actuelle des visiteurs. Près de cette tour, deux chiens montent la garde, avec un avertissement très clair: "Cave
canem" (Attention au chien).
La tour Marie-Jeanne date des années 1880. Elle doit son surnom à la cuisinière du château qui logeait là au temps des
Chauveau. Au pied de la tour, dans le jardinet délimité par le mur et les petites douves, se trouvait un calvaire aujourd'hui disparu.
(Illustration tirée du guide de
Stéphanie Gohin, "Il était une fois... Keriolet").
En 1889, Charles de Chauveau décède à Keriolet. La princesse Zénaïde n'a donc plus de raisons de rester ici car l'âge avançant,
elle supporte de plus en plus mal le voyage entre sa villa de Boulogne et Concarneau. Et puisqu'aucun enfant n'est né de ce mariage, Charles lègue Keriolet à sa soeur, sans en avoir averti son
épouse ! Bien qu'elle ait investi une grande part de sa fortune dans la reconstruction, la décoration et l'enrichissement des collections de Keriolet, Zénaïde doit racheter le château à sa
belle-soeur pour un million et demi de francs. Cependant elle ne tient pas à y rester et propose au Conseil général du Finistère de le lui offrir, collections comprises, sous réserve d'usufruit,
et à certaines conditions (ce qui est important pour la suite): "la donation est faite à la charge pour le département du Finistère d'exécuter les conditions
suivantes sous peine de résolution de la donation à la demande des héritiers de la donatrice... d'utiliser le château et le parc pour l'instruction artistique et la promenade des habitants du
département et des visiteurs sans pouvoir dénaturer soit les bâtiments, soit le mobilier qui les garnit, ni détruire les ombrages; de n'y pouvoir former aucun établissement si ce n'est un musée
qui n'en dénaturerait pas le caractère artistique..." Rien ne doit être prêté ni vendu. Le Conseil général accepte la donation en 1891. Le domaine de Keriolet est alors estimé à
presque 50 hectares, dont 4 réservés (château, annexes et parc). En 1893, la princesse Zénaïde, comtesse de Chauveau, décède en son hôtel particulier à Boulogne. Le legs au département devient
effectif.
Quittons le château pour le village de Beuzec-Conq où se trouve le caveau de Charles de Chauveau décédé en 1889. Lors du
transfert du cimetière quelques années auparavant, le comte de Chauveau (alors maire de Beuzec) réserve deux emplacements à l'entrée du nouveau cimetière pour y installer sa sépulture, et demande
à l'architecte Bigot de lui réaliser ce caveau dont le style n'est pas sans rappeler celui du château. La sépulture abrite aussi les parents de Charles, ses frères et ses soeurs. Toujours dévouée
à son défunt époux, Zénaïde vend, en 1892, aux soeurs de la Charité de Beuzec, un terrain pour bâtir une école de jeunes filles dans le bourg. Elle assortit la vente de plusieurs conditions,
parmi lesquelles figure l'obligation pour les soeurs d'assurer l'entretien du caveau, d'y maintenir
toujours une bougie allumée et de prier pour le repos de l'âme des défunts qui sont là. Le départ des nonnes du village après la seconde guerre mondiale sonne la fin de cet accord.
Stéphanie Gohin, Il était une fois... Keriolet, 2005
Jacques Ferrand, Les Princes Youssoupoff et les comtes Soumarokoff-Elston, Paris, 1991
Prince Félix Youssoupoff, Mémoires, Editions du Rocher, 2005
http://www.chateaudekeriolet.com/
A suivre... par ici